NOF.
#24

Piers Faccini & Vincent Segal / Songs of Time Lost

mamani keita
Il en va des belles musiques comme des grandes amitiés : elles s'inscrivent dans la durée avec une fraîcheur que rien ne peut altérer, coulent de source sans jamais cesser de se régénérer en profondeur. Reprendre le fil d'une conversation avec un ami de longue date, c'est comme réécouter ou réinterpréter une mélodie aimée depuis toujours ; on a beau connaître l'un et l'autre par coeur, voir clair dans leur jeu : avec eux, rien ne se fige en routine, tout semble toujours neuf, recomposé.


C'est à la jonction de cette expérience humaine et musicale que se joue l'album de Piers Faccini et Vincent Segal, enregistré pendant l'été 2013. Reposant sur le seul alliage de la voix, de la guitare et du violoncelle, Songs of Time Lost tire sa substance de leur histoire commune comme de leurs destins individuels. En reliant d'un même trait compositions originales et reprises, il rassemble aussi ce qui, au fil du temps, a nourri leur inspiration de musiciens comme leur curiosité de mélomanes. Ce faisant, il condense et prolonge un art du dialogue et de l'écoute qui, entre eux deux, court depuis le soir de leur toute première rencontre - c'était à Paris, à la fin des années 80. « Nous nous sommes croisés au détour d'une fête un peu ennuyeuse, se rappelle Vincent Segal. En voyant Piers, j'ai tout de suite pensé que ce mec-là avait l'air différent des autres. Nous avons vite parlé musique, en nous disant que nous pourrions en faire ensemble. Quelques minutes après, nous quittions la soirée pour aller jouer chez moi, à deux pas de là. »
L'anecdote en dit long sur une complicité qui, frappée d'emblée du sceau de l'évidence, ira jusqu'à les révéler à eux-mêmes. Piers Faccini, alors étudiant aux Beaux-Arts et peintre, se forgera peu à peu une vocation de songwriter : elle le conduira jusqu'à la sortie en 2004 de son premier album, Leave No Trace, réalisé par... Vincent Segal. Quant à ce dernier, tout juste issu du conservatoire, il apprendra au contact de son nouvel ami le plaisir d'accompagner une voix d'exception, « c'est-à-dire de ne pas seulement jouer de l'archet mais de trouver des manières de l'entourer avec soin, de créer un écrin pour la parole ». Par la suite, les deux hommes poursuivront leurs chemins respectifs - Piers avec sa carrière solo, Vincent avec Bumcello et mille autres rencontres tous azimuts. Ils partageront encore de nombreuses aventures musicales - organisées ou improvisées, en studio ou en live, en tête-à-tête ou avec d'autres complices. Dans leurs mémoires, ils n'auront en tout cas jamais gommé l'intensité de ce moment fondateur. « Nous avons vécu de belles choses, comme l'enregistrement de Leave No Trace, confirme Vincent Segal. Mais j'aime particulièrement retrouver Piers dans le même contexte qu'au tout début, quand nous jouions dans ma chambre ou dans la rue. Nous étions tenus d'inventer quelque chose, parce que nous n'étions que deux, et nous y avons trouvé notre compte. Notre répertoire était encore limité mais singulier, puisque nous pouvions passer d'une reprise de Muddy Waters à un morceau de Fela Kuti, avant que j'enchaîne sur un mouvement de la Sonate pour violoncelle seul de Kodály ! Il y a dans Songs of Time Lost un écho direct de cela. Et c'est pourquoi ce premier album en duo sonne comme des retrouvailles, alors que le contact entre nous ne s'est jamais rompu. »


Pourquoi avoir attendu vingt-cinq ans avant de fixer un témoignage sonore de ce compagnonnage ? La réponse se lit dans le titre et au coeur même des chansons de Songs of Time Lost. Car Piers Faccini et Vincent Segal sont intimement convaincus qu'en musique, la justesse et la beauté ne se gagnent pas sans un long et poétique travail de patience. Tout ce temps « perdu » ne l'aura certainement pas été pour la cause d'un projet qui laisse affleurer à sa surface la riche patine de la maturité et de l'expérience. Il est comme le substrat de cette pleine épure, de cette ligne claire du chant et du jeu sur laquelle les deux hommes aiment tant se rejoindre. Notamment lorsqu'il s'agit de relire des chansons qui ont illuminé leur parcours et renforcé leur connivence. « Reprendre des musiques qu'on adore, c'est se demander toujours comment leur rendre à la fois justice et honneur, avec honnêteté et rigueur, explique Piers Faccini. Il faut les mettre à sa mesure, comme on le ferait d'un vêtement ou d'une paire de chaussures. Et pour cela, oui, il faut du temps : si tu essaies de courir trop vite, tu as toutes les chances de te casser à la figure. »


Cet exigeant sens de la mesure se reflète dans le choix de relectures opéré par le duo. On y retrouve ce qui a cimenté et lié leurs vies jalonnées de découvertes et de voyages. Il y a l'empreinte fine et craquelée d'un blues si décanté qu'il tend à l'universel (Make me down a Pallet on me, jadis immortalisé par Mississipi John Hurt), et auquel semblent répondre une mélopée créole du Réunionnais Alain Péters (Mangé pou le coeur), le lyrisme fragile d'une valse country de l'outlaw américain Townes Van Zandt (Quicksilver Daydreams of Maria), et jusqu'à ce thème instrumental du compositeur berlinois Friedrich Holländer (Wenn Ich mir was Wünschen dürfte), ramené à quatre mains à la déchirante pureté de son chant. Il y a aussi, pareillement rendus à leur essence, les reliefs mélodiques majestueux du répertoire napolitain traditionnel (Jesce Sole, Villanella, Dicitencela Vuje et Ciccerenella) ou contemporain (Cammina Cammina, de Pino Daniele), devenus au fil du temps si chers au coeur de l'apatride Piers Faccini. Elevées ici au rang de standards, ces perles rares amènent les deux musiciens sur les rivages de l'expression la plus nue et la plus éloquente. Piers Faccini exalte ainsi dans d'idéales proportions l'art vocal unique qui est le sien, fait de réserve anglaise et de ferveur latine, de givre et de feu. Vincent Segal, lui, déploie sans jamais l'étaler cette palette de nuances qui fait de lui un instrumentiste incroyablement suggestif, capable en un trait d'archet ou quelques notes piquées de restituer les pupitres d'un orchestre fantôme ou les voix d'un choeur chimérique.

Mais les deux amis s'offrent aussi une plongée dans les profondeurs de leur propre répertoire et donnent une seconde vie à deux titres écrits en 1996 par Piers Faccini, pour la bande-son d'un film qui fut leur première collaboration officielle en tant que duo - la chanson A Half of me, et la pièce The Closing of our Eyes, pour laquelle son auteur, à dix-sept ans de distance, a su poser les mots que sa douce mélodie appelait. Composées récemment par Vincent Segal, Cradle to the Grave et Everyday Away from You se glissent quant à elles dans la catégorie des classiques instantanés. La première, reposant sur un riff très New Orleans, tisse sur le thème de la parade de carnaval une allégorie sur le métier de vivre, et de mourir ; la seconde, cristallisée - comme quatre autres titres du disque - sur la seule association voix-violoncelle, évoque sur une cadence de baião l'une de ces divines romances, faussement légères et désuètes, que le Brésilien Luiz Bonfá eut la noblesse de léguer au monde. Et c'est ainsi qu'en fin de compte, originaux et reprises se confondent dans le même cercle vital et créatif, effaçant toute distance entre la flamme vive de l'inspiration et l'ombre bienveillante des maîtres, entre la part de musique dont on hérite et celle qu'on s'invente, entre les beautés remontées du passé (et parfois du fond des âges, comme Jesce Sole, datée du XIIIe siècle) et celles qui surgissent dans l'imprévisible magie du présent. « Vincent et moi tenions à mettre certaines de nos chansons dans le disque, résume Piers Faccini. Car, tout autant que les reprises, elles font partie de cette boucle qui nous unit à la musique. »


Il ne suffit pas d'avoir un rapport particulier au temps pour rassembler tous ces éléments dans une même intention ; encore faut-il savoir les accueillir dans un périmètre commun, où la parole, le geste, le sentiment et l'écoute les lient en un tout cohérent. Quiconque a vu et entendu Piers Faccini et Vincent Segal sur scène sait combien ce prodige leur est familier ; et l'ultime grâce de Songs of Time Lost est de savoir retranscrire ce prodige. Mis en son par la patte et les oreilles avisées de Philippe Teissier du Cros, qui retrouve le duo près de dix ans après Leave No Trace, Songs of Time Lost, composé pour l'essentiel de premières prises, a été saisi dans trois lieux des Cévennes - dans une maison de famille, dans le cellier aux cuves vides d'une exploitation viticole, et dans le prieuré Saint-Martin de Cézas, havre de silence niché au milieu de la forêt. Trois situations et trois moments qui, loin de la désunir, renforce l'image d'une musique itinérante et libre, à même d'habiter un espace comme elle s'imprime dans le temps, en réconciliant l'éphémère et l'infini. Une qualité dont une minorité de disques savent s'enrober. Qu'on ne s'y trompe pas : Songs of Time Lost est bel et bien de ceux-là.
LINKS