En 2016, après trois albums couverts d'éloges, le chanteur camerounais Blick Bassy éditait un premier roman (Le Moabi Cinéma, Gallimard) en grande partie autobiographique. Comment reprendre son destin en main ? Comment sortir du mimétisme culturel que l'occident impose aux africains ? Comment se réenraciner dans sa propre histoire ? Aux questions existentielles que pose ce conte moderne teinté de réalisme magique, Blick n'a pas attendu bien longtemps pour donner des réponses. Sauf qu'elles ne nous sont pas délivrées par voie d'écriture mais sous forme de 11 chansons qui composent un 4ème album dont l'artiste a fait une oeuvre intégrale, à la fois vendange miraculeuse de mélodies au charme instantané, où la voix de Blick se fait plus émouvante que jamais, et concept pédagogique d'une rare pertinence en ces temps de grands périls écologiques et sociétaux. Avec pour fil rouge, un hommage rendu aux héros de l'indépendance camerounaise. En particulier Ruben Um Nyobè, surnommé « Mpodol » (« celui qui porte la parole des siens » en langue bassa), premier dirigeant politique à avoir revendiqué l'indépendance de son pays, et qui pour cela fut exécuté extrajudiciairement en pleine forêt par des militaires français le 13 Septembre 1958.
1958 c'est le titre de cet album où est convoquée la présence de ce grand résistant qui a tant oeuvré pour la construction de son pays, le rayonnement de son histoire, de sa culture, mais dont l'image demeure toujours brouillée au sein de la jeunesse camerounaise. Dans une louable intention de réhabilitation, Blick s'adresse à lui pour lui témoigner son admiration (Ngwa, l'ami), se glisse dans sa peau (Lipèm), raconte un épisode de son combat (Maqui). Exige des responsables qui depuis l'indépendance ont eu à gérer son héritage, et s'en sont rarement montrés dignes, qu'ils rendent des comptes (Mdopol). Interpellant avec la même sévérité les nouvelles générations (Ngui Yi, l'ignorance) il s'indigne de les voir sacrifier leurs valeurs ancestrales pour convoiter des richesses illusoires miroitées dans les publicités, enlève au passage leur prestige aux frimeurs (Sando Ngando), démasque les traitres (Pochë). Et pour finir, invite à discuter plutôt qu'à chicaner (Bes Na We). Le tout en bassa, la langue propre à son ethnie, parlée par quelques 2 millions d'individus sur une population de 25.
C'est là précisément où le miracle de la musique opère. Car loin de se sentir étranger à cette quête intime et régionale, nous voici captivés par la limpide beauté dont elle se drape, touché par les nuances d'humeurs et l'étendue des sentiments qu'elle absorbe dans un mode essentiellement acoustique, parfois rehaussé d'une discrète touche électro. Preuve, si besoin est, qu'en raison de son essence abstraite, de tous les arts la musique reste le mieux disposé pour communiquer des émotions sans exiger l'intelligibilité des mots. A l'exigence morale du propos, Blick offre ainsi un idiome musical sans équivalent, véritable nectar de son cru, dans la composition duquel entrent arômes locaux - rythmes assiko, bolobo ou hongo - et influences plus universelles, auxquelles l'affection particulière portée à la musique du soulman Marvin Gaye ou du bluesman Skip James (à qui le précédent album Akö était dédié) n'est pas étrangère. La voix de Blick, d'une caressante intensité, d'une sensualité éthérée, n'est elle pas l'héritière légitime de ces deux légendes de la musique noire américaine ? De même, ne trouve-t-elle pas sa place dans cette généalogie où, de Cat Stevens à Sufjan Stevens, la sensibilité individuelle, aussi aigüe soit elle, peut tenir tête aux réalités sociales les plus âpres, refuser le repli sur soi sans s'interdire l'altruisme. Dans Le Moabi Cinéma, Boum Biboum, héros du roman et avatar de Blick Bassy, rêve d'inventer une application téléphonique pour aider les plus jeunes à retrouver leurs traditions. D'inventivité, cet album ne manque pas qui se joue allègrement des catégories habituelles, -afro folk, afro soul..-, faisant cohabiter cordes, cuivres et synthés dans un contexte plutôt inédit, d'une rare modernité. Un disque « africain » dont sont absentes batterie et percussions. La sensation que nous laisse son écoute est celle d'une absolue et jouissive ubiquité, d'être à la fois dans le coeur du village et dans la plus totale universalité. Ce qui au final est raccord avec une pensée globale, sans nul doute une extension de celle d'un Bob Marley ou d'un Fela Kuti, deux héros modernes qui ont « fait entrer la lumière dans les consciences », pour reprendre les mots de Boum Biboum, en dénoncant les injustices, en exhortant les peuples à reprendre leur destin en mains, à se réenraciner dans leur histoire, avec leur mots et leur langue d'usage (pidgin nigérian pour Fela, patois jamaïquain pour Marley). « Chanter dans une autre langue que la mienne aurait déformé ma pensée » résume Blick.
Enregistré au Studio Ferber à Paris, accompagné par le violoncelliste Clément Petit, le tromboniste Johan Blanc, le trompettiste et claviériste Alexis Anerilles, avec la contribution du producteur Renaud Letang (Philippe Katherine, Chilly Gonzales, Feist etc...), 1958 est un retour en arrière qui a le don d'illuminer le futur. C'est aussi le plus abouti et le plus personnel des albums de Blick Bassy, artiste dont la démarche découle d'un parcours très singulier. Fils d'un commissaire divisionnaire à l'abondante progéniture, il est né et a grandi dans la capitale du Cameroun, Yaoundé. Séjournant régulièrement dans le village de Mintaba en pays Bassa, il va se familiariser peu à peu avec les rythmes traditionnels, mais aussi avec un mode de vie séculaire en complète harmonie avec la nature. Apprenant à pêcher et chasser avec un oncle, recevant les sagesses millénaires d'un grand père, il tire de cette expérience une sensibilité qui va devenir partie intégrante de sa musique, d'abord au sein du groupe Macase (Prix découverte musique du monde RFI en 2001) puis comme artiste solo avec les albums Léman (enregistré dans le studio de Salif Keita à Bamako) en 2009, et Hongo Calling en 2011 où ce rythme traditionnel bassa lui sert de fil conducteur pour retracer le voyage des esclaves issus de cette ethnie vers le Brésil. En 2015, il signe avec le label Nø Førmat! et sort un troisième album Akö, unanimement salué, dont un titre, Kiki, est choisi par la marque Apple pour accompagner la campagne de lancement d'un nouvel Iphone. Tout un symbole pour celui qui, avec 1958, se veut à la fois le digne héritier d'une culture ancestrale et l'ambassadeur de l'Afrique de demain.