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Mélissa Laveaux / Radyo Siwèl

mamani keita
Avril 2016. Mélissa Laveaux part pour Haïti, la terre natale de ses parents. Vingt ans qu'elle n'y a pas remis les pieds, depuis ces vacances, les seules, passées dans la région du Cap Haïtien. Elle n'avait alors que douze ans. La voilà donc, femme, musicienne, étrangère à ce pays qui fait pourtant partie d'elle et de son histoire. D'Haïti, elle ne connaît que les expressions créoles imagées que sa mère échange au téléphone avec ses tantes, lorsqu'elles se racontent les zins, les derniers potins. Mais surtout, ce qui la lie à cette terre, ce sont les chants de Martha Jean-Claude, qui, exilée à Cuba dans les années 50, chantait l'Haïti chérie qu'elle avait du fuir. Comme le feront les parents de Mélissa, des années plus tard, pour s'installer au Canada. Les disques de Martha Jean-Claude ont bercé l'enfance de leur fille, dans le froid d'Ottawa. Cette voix, la petite la connaît depuis toujours, et la suit encore lorsqu'elle explore, des années plus tard, les rues de Port au Prince. Elle y cherche les échos d'un extraordinaire patrimoine : celui des chants folkloriques qui, depuis des décennies, nourrissent les artistes haïtiens. Ces morceaux de poésie populaire, qui tissent les métaphores et jonglent avec le double sens, renferment l'identité d'un peuple dont la résistance est la seconde nature. Souvent anonymes, ils sont nés dans les Bann' Siwèl, les orchestres de troubadours champètres qui les colportaient au gré des fêtes de village.

En Haïti, on lui confie donc des enregistrements, des cahiers, on lui indique des témoins... autant de morceaux d'une mémoire éparpillée, et pourtant si vivante. Ces vieilles chansons, sans cesse réinventées, ont accompagné la longue et tortueuse histoire d'Haïti. Un épisode particulier de cette histoire intéresse Mélissa : l'occupation de l'île par les Etats-Unis, de 1915 à 1934. Sombre période, qui vit la première République noire,- celle qui s'était affranchie de l'esclavage et avait arraché son indépendance-, vivre les affres de la colonisation. Les chansons populaires devinrent alors des armes de résistance. Réveillées et réinterprétées par une nouvelle génération, elles reprenaient tout leur sens en ces temps d'oppression. Les divinités du vaudou, expertes à terroriser les esclavagistes, y étaient réhabilitées, rappelées en renfort.

C'est d'ailleurs dans ces années sombres que naquirent Martha Jean-Claude et Emerante de Pradines, qui toutes deux chantaient Dodo Titit, berceuse traditionnelle que Mélissa reprendra bien plus tard dans son tout premier album (Camphor & Copper, Nø Førmat 2008). Dodo Titit était déjà le premier bourgeon d'un arbre qui s'épanouit aujourd'hui, dix ans plus tard, dans Radyo Siwèl. D'Haïti, elle est revenue avec des sons, des mélodies, des ambiances et des histoires de temps évanouis mais jamais révolus, et autant de couleurs d'un tableau qu'elle s'est sentie libre de composer. Et c'est bien ce dont il est question dans Radyo Siwèl. Une re-création à partir de bribes, de phrases, d'airs anciens, d'hymnes vaudous, assemblés comme un patchwork identitaire au gré de l'imaginaire de Mélissa. Libre de les draper de son énergie rock, de guitares nerveuses et profondes, et de leur donner

vie sous le voile singulier de sa voix. Le tout, baignant dans un halo surréel que les touche-à-tout du studio A.L.B.E.R.T. ont su imprimer à ces méditations sombres ou lumineuses, avec la collaboration remarquée de Drew Gonsalves, pilier du groupe trinidadien Kobo Town, qui darde ses rayons mélodiques à la guitare et au tres.

Les racines peuvent donc libérer, si l'on ne veut pas en rester prisonnier. Pour Melissa, Haïti était comme cette voix sortie d'une radio dont le signal se brouille avant de revenir, ne livrant à l'auditeur que quelques mots épars... mais du même coup, la liberté d'inventer ceux qui manquent. Mélissa a réinventé le passé, pour mieux s'ouvrir un avenir de possibles. A partir des racines, elle a choisi les branches et les feuilles de l'arbre qu'elle continue de faire pousser. Son arbre donne des petites prunes, qu'en Haïti on appelle sirouelles, ou Siwèl en créole. Radyo Siwèl, voici le troisième album de Mélissa Laveaux.
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