NOF.#53

Koki Nakano / Oceanic Feeling

mamani keita
Le compositeur et pianiste japonais Koki Nakano sort Oceanic Feeling (Sentiment océanique), un album qui explore avec intensité les fragiles équilibres de la vie.

Le nouvel album de Koki Nakano, Oceanic Feeling (Sentiment océanique) célèbre l'ambiguïté. Le titre emprunte l'expression forgée par l'écrivain et musicien français Romain Rolland en 1927. Dans une lettre à Sigmund Freud, Rolland décrit le sentiment océanique comme "une impression d'éternité, une sensation d'unité avec le monde qui nous entoure". Alors que ce concept d'unité imprègne tout l'album de Nakano, la musique évoque aussi l'incapacité de l'artiste à vivre pleinement ce fameux sentiment océanique, reflétant ainsi sa mélancolie, ses tensions internes, et sa quête d'harmonie au sein de ses propres limites.

Pour Nakano, qui joue du piano depuis ses trois ans, la musique a toujours été le moyen de trouver son équilibre dans le monde. Et c'est justement cette expérience très physique de la musique - celle qui rend compte des tensions corporelles du mouvement et de la gravité - qui donne sa particularité au son. Cela explique aussi la place énorme de la danse dans son travail. En 2019, Nakano collabore avec le célèbre sculpteur Kohei Nawa, le grand chorégraphe Damien Jalet, et un groupe de danseurs, pour explorer les différents points de rencontre entre corps humain et paysage. Le projet est suivi par le deuxième album de Nakano, Pre-Choreographed, où il poursuit sa recherche en collaboration avec des danseurs. "Il n'y a pas de son sans mouvement ; il n'y a pas de mouvement sans son. Les deux sont indissociables", se confie Nakano qui a composé le plus gros de Oceanic Feeling en regardant des danseurs évoluer sur ce qu'il jouait lors de sa résidence artistique à la Cité des Arts à Paris. "Parfois les danseurs me disaient que j'allais trop vite et qu'ils ne pouvaient pas bouger comme ça, alors j'adaptais ma musique. Je ne veux pas que la musique soit déconnectée du corps humain", poursuit Nakano. Ses singles sont accompagnés de vidéos hypnotiques auxquelles participent des danseurs ou chorégraphes réputés comme Tess Voelker du Netherlands Dance Theatre, ou Marion Motin, connue pour son travail avec des chanteuses célèbres comme Madonna et Dua Lipa. Dans ces clips, la musique de Nakano fait naître les mouvements expressifs des danseurs, au milieu de paysages grandioses, naturels ou faits par l'homme.

Pour Nakano, le corps humain est une telle source d'inspiration conceptuelle qu'il en a tiré les titres de plusieurs morceaux de l'album Oceanic Feeling. Il y a External Cephalic Version (Version céphalique externe), une procédure qui consiste à retourner un bébé pour le présenter tête en bas avant l'accouchement, Treg, un type de lymphocyte T nécessaire au maintien de la tolérance immunitaire, et Port de Bras, cet élégant mouvement de danse classique.

Pour ce dernier morceau, Nakano l'a imaginé sous l'eau, "chaque bras affectant ce qui l'entoure et y laissant des traces visibles". La musique évoque clairement cette image, grâce à la mélodie au piano dont l'écho emplit doucement l'espace. Chaque touche laisse, non pas des traces visibles, mais des "traces sonores" - des réverbérations subtiles accentuées dans le morceau par des effets de son.

Musicalement parlant, Oceanic Feeling navigue constamment dans la zone grise entre intellect et instinct. Les morceaux sont souvent simples, et dans cette simplicité, authentiquement touchants. Ils ne sont jamais trop abstraits, de sorte qu'ils peuvent toujours inspirer des mouvements. Pourtant derrière chaque touche se cache un système complexe d'enregistrement stratifié, développé par l'artiste lui-même, qui donne une profondeur unique au son et, d'après Nakano, "une sensation de plonger dans le piano". Nakano jouit également d'une ambiguïté stylistique : il développe des paysages sonores immersifs et détaillés qui le rapprochent des compositeurs de musique ambient ; mais contrairement à eux, il n'a pas peur des mélodies. Le morceau Oceanic Feeling est une pièce contemplative qui allie textures électroniques subtiles, piano minimal et mélodies profondes dans un univers harmonieux unique. C'est une ode à l'état d'unité magique vécu par une mère et son foetus pendant la grossesse. "Je pense que c'est le seul vrai moment où l'on est dans cet entre-deux que je recherche, où l'on est un être défini, mais connecté à quelqu'un d'autre. J'aime penser à ce souvenir inné que chacun porte en soi", dit Nakano. Pour les puristes, Oceanic Feeling pourrait sembler déroutant, sauf que Nakano ne se développe jamais dans une seule direction, il n'aborde pas des idées ou des styles en soi. L'approche du compositeur est plus humble, il arpente simplement cet espace ténu où les choses ne sont pas encore clairement définies. "Les états idéaux ne m'intéressent pas. La vraie question pour moi est de savoir comment je peux vivre dans ce corps ici et maintenant. Je ne fais qu'observer et tenter de comprendre comment capter positivement cet instant".

Sans doute, mais de manière non explicite, les racines japonaises de Nakano jouent un rôle dans Oceanic Feeling. Loin de la pensée occidentale traditionnelle, basée sur l'analyse des faits et la spécialisation des savoirs, Nakano propose à l'inverse une approche plus holistique. À travers sa musique, il montre que des concepts en apparence séparés - le corps et ce qui l'entoure, la musique, la danse - peuvent être perçus et ressentis comme un. Nakano reconnaît toutefois que ce sentiment est loin d'être naturel dans la vie de tous les jours ; depuis notre naissance, nous sommes déchirés, tanguant tumultueusement entre un désir d'unité et un besoin de retraite dans notre monde intérieur. Le titre qui reflète le mieux ce dilemme est peut-être le dernier morceau de l'album, Body Scan. "Pour cette pièce, je voulais créer un personnage épicurien ancré dans un profond désespoir", explique Nakano.

Le morceau, qui démarre par un délicat motif répétitif au piano, atteint progressivement une sorte d'état d'ébriété où voix humaines, chants d'oiseaux, bourdonnements électroniques et grésillements s'entremêlent dans un tumulte chaotique.

"J'ai tenté d'exprimer un état d'esprit qui contienne à la fois un désir et un rejet du monde. J'ai longtemps porté cette contradiction en moi, cette lutte : être un, contraint par de nombreuses limites, mais capable également d'atteindre l'infini grâce à mon imagination" dit le compositeur. La tentative de Nakano de joindre des sentiments si dissonants en une seule parole fait de Body Scan, et de Oceanic Feeling dans son ensemble, un extraordinaire voyage avant-gardiste qui bouge, tangue, sans jamais perdre l'équilibre. "J'ai récemment pris conscience que cette lutte m'accompagnerait toute ma vie. Je serai toujours perché sur cette zone instable au milieu de la balance, en quête d'équilibre".



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