NOF.
#39

Toto Bona Lokua / Bondeko

mamani keita
L'espace d'un premier disque "en-chanté", le Martiniquais Gérald Toto, le Camerounais Richard Bona et le Congolais Lokua Kanza laissaient se profiler dans l'harmonie miraculeuse de leurs voix intimement enlacées la possibilité d'un monde authentiquement partagé. Un monde ayant l'Afrique en héritage mais faisant fi des frontières, des traditions, des langues et des cultures ancestrales. C'était en 2004, et l'album Totobonalokua était l'un des trois albums marquant la naissance du label Nø Førmat!

Treize ans plus tard les temps ont changé. Le royaume utopique qui semblait alors à portée de main s'est insidieusement éloigné. Voilà sans doute pourquoi ces trois grands musiciens, engagés chacun dans des trajectoires artistiques singulières et qui finalement n'ont trouvé que très rarement à se croiser ces dernières années, ont décidé de se retrouver en studio afin de donner une suite à ce premier opus qui avait à l'époque tant marqué les esprits. Reprenant le dialogue là où ils l'avaient laissé, Gerald, Richard et Lokua, non seulement évitent constamment le piège de la redite mais signent avec "Bondeko" (qui signifie "amitié", "fraternité" en Lingala) une oeuvre précieuse et nécessaire distillant, comme en contrebande, une merveilleuse contre-proposition en acte aux crispations identitaires d'une société morcelée... Une société où chacun se trouve désormais sommé de tracer droit son chemin au sein de sa communauté en oubliant l'horizon infini de ses "devenirs" minoritaires.

Sans avoir l'air d'y toucher, sans grand discours théorique, en s'aventurant simplement dans les interstices, les marges, en investissant ces zones hybrides où les frontières sont poreuses et les rencontres possibles, cette musique de traverse se projette constamment vers ce qui n'est pas encore et reste à inventer, faisant de l'autre dans toute sa diversité à la fois son pôle d'attraction et le moteur de ses métamorphoses.

Trois voix donc ; trois personnalités bien "trempées" ; trois univers distincts aux contours précisément dessinés mettant en commun toute une palette de couleurs, d'humeurs et d'émotions aux nuances infinies... Tout reprend de fait comme par miracle au point où les choses s'étaient arrêtées en 2004... Dès le morceau d'ouverture, le ton est donné. Ma Mama, mélodie mutine et frémissante, portée par la douceur acidulée et mélancolique du Créole, pulsée d'harmonies vocales entêtantes et animée d'une « tournerie » légère, lancinante et doucement chaloupée... Puis la parole "passe", chacun y va de son couplet dans sa langue d'origine, les racines se croisent, les tessitures s'emmêlent et se confondent, les rythmes se chevauchent, d'autres horizons s'ouvrent. Qui chante ? Qui compose ? Qui mène la danse ? La finesse mélodique de Gérald Toto abreuve le style naturellement teinté de rumba de Lokua Kanza, tandis que la virtuosité instrumentale de Richard Bona, et la richesse de ses conceptions harmoniques, orientent l'ensemble vers toujours plus de fluidité et de fraîcheur.

Retrouvant comme par magie la grâce du premier disque, qu'on pensait impossible à rééditer tant cette rencontre originelle avait su faire surgir de l'instant une musique de matin du monde, le trio pousse peut-être plus loin encore la dialectique de "l'un et du multiple". Il invente une musique sur le fil, comme en dérive permanente, s'émancipant définitivement de toute notion de genre, d'esthétique ou de format préétablis.

Sur le principe immuable d'une mélodie de départ le plus souvent improvisée dans un langage imaginaire, puis enrichie d'harmonies vocales agencées en un feuilleté subtil de strates sonores, chaque chanson, ensuite, induit son propre univers instrumental, changeant au gré des situations et des humeurs. Guitares tour à tour rêveuses et ciselées empruntant leurs grooves et leur riffs à de multiples sources traditionnelles, percussions délicates entrelaçant leurs pulsations aux motifs rythmiques vocaux, basse, nappes de claviers discrètes... les trois musiciens ne se refusent rien pourvu que soit sauvegardée dans leurs arrangements la fraîcheur de l'impulsion, la spontanéité du surgissement.

A l'arrivée, dans cette musique hédoniste, flâneuse et enchanteresse, toute en échappée libre, c'est le portrait contrasté d'une Afrique à la fois atemporelle et ultra-contemporaine qui se dessine, plurielle et "universelle", riche de la diversité de ses diasporas et des multiples collisions culturelles que ces exils plus ou moins volontaires ont engendrés au fil du temps.

Avec, toujours, comme territoire commun, ces fondamentaux au coeur de la musique que sont la mélodie, le rythme, la voix...

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