NOF.#64

Koki Nakano / Ululo

mamani keita
Avec « Ululo », le pianiste et compositeur Koki Nakano nous plonge au plus profond de ses émotions, porté par les voix saisissantes de Jordy, WAYNE SNOW et Yael Naim.


"Donnez-moi la pleine lune ! Hurle l'enfant hurlant".

Haïku du XVIIIème siècle du poète japonais Issa Kobayashi

Traduction : David G. Lanoue


"Je voulais vraiment que cet album soit l'expression directe de mes sentiments", dit Koki Nakano de son troisième album studio, Ululo. Bien sûr, les travaux précédents du pianiste reflétaient aussi sa sensibilité et son monde intérieur - son penchant pour l'ambiguïté et la nuance, visible dans des albums vivement salués qui allient des mélodies étoffées et vibrantes aux textures minimales et subtiles de l'ambient. Mais s'il y avait quelque chose d'abstrait et de conceptuel dans les travaux antérieurs de Nakano, cet album-ci est bien plus brut. Ululo, qui en latin signifie hurlement ou cri, capture le désir humain. Celui de Koki, pour être plus précis. Le musicien ne livre pas seulement ses observations musicales sur ce qui est, il ne spécule pas sur ce qui pourrait être: il partage plutôt son désir de ce qui ne peut être. Et même si Ululo, l'expression à vif de cette impuissance, charrie de la frustration, le cri de Koki est également romantique, pétri de beauté, d'amour et de lumière.

Comme pour la plupart d'entre nous, les désirs de Nakano se sont formés dans son enfance. Il se rappelle les tribulations des premières années de la vie. Le désespoir de quitter les bras de sa mère. La terreur de rester seul. "Mon père m'emmenait sur la terrasse et je pleurais parce que je ne pouvais pas toucher la lune, qui semblait pourtant si grosse et si proche", se souvient-il. Cette conscience précoce de l'échelle vertigineuse du soi dans le cosmos et des limitations du corps physique dans le monde a imprégné le pianiste à jamais, et toute son oeuvre jusqu'à ce jour. En 2019, Nakano collabore avec le célèbre artiste Kohei Nawa, le grand chorégraphe Damien Jalet et un groupe de danseurs, afin d'explorer les différents points de rencontre entre le corps humain et le paysage. Le projet a donné naissance au deuxième album de Nakano, Pre-choreographed: il poursuit alors sa collaboration avec les danseurs, pour explorer un univers où la danse bouscule les concepts de monde intérieur et de monde extérieur. Dans son dernier album, Oceanic Feeling (Sentiment océanique), Nakano utilise encore le corps humain comme point de départ pour étudier les idées de fusion et de séparation d'avec le monde. Ululo continue de creuser ce thème, mais cette fois-ci Nakano entreprend un voyage, il ne fait pas de spéculations. Dans cet album, le pianiste pousse un cri authentique et passionné. Et de ce fait, une nouvelle forme d'expression prend le dessus: plutôt que de collaborer avec des danseurs pour explorer le mouvement, c'est la voix humaine qui prend corps dans Ululo.

"Le chant est la voie la plus directe pour toucher les émotions, c'est une arme puissante", dit Nakano qui invite les chanteurs Wayne Snow, Yael Naim et Jordy à nourrir ses mélodies au piano sur Ululo. Le chanteur nigérian Wayne Snow pose sa voix sensible sur deux titres, et donne au son de Nakano, déjà ouvert, un goût supplémentaire de liberté. Dans Vertical Pool (Bassin vertical), Snow fait une démonstration généreuse de sa tessiture, tandis que Nakano manipule sa voix et les sons autour d'elle pour créer un univers plein de possibles. "Vertical Pool traite du changement de point de vue, et la liberté que l'on acquiert juste en regardant les choses sous un autre angle", dit-il. Le morceau n'est pas mélancolique, au contraire: il vibre d'un désir passionné pour le monde. Comme dans Valve, le second titre avec Wayne Snow, le morceau est rempli de désir et de sensualité, de douleur parfois.


Ce n'est pas la première fois que Nakano décide de parler du désir de façon positive, sans résignation. Ululo a beau être brut, il donne aussi une interprétation profondément romancée de la vie. "Je ne suis ni triste ni pessimiste. Je cherche plutôt à trouver une sorte d'équilibre joyeux. Je tente de cristalliser cette émotion, le cri, en quelque chose de beau", dit Nakano. Prodigal Weep (Pleur prodigue) ajoute même une touche d'humour à ce projet sisyphéen: la mélodie au piano, joyeuse, explore des espaces remplis d'obstacles, d'émotions et d'aventures. La gaieté et la naïveté du piano contrastent avec des couches électro complexes.


La notion de romantisme apparaît clairement dans le morceau Seraphic June (Juin séraphique), où Nakano rend un clair hommage à des compositeurs comme Chopin, Schumann et Listz, associés à la période romantique. Dans le solo, Nakano montre aux auditeurs un rare aperçu de sa formation de pianiste classique, brillant par l'habileté et la maîtrise de son instrument. "C'était un enregistrement très rapide, j'étais presque en train d'improviser ou de jouer de mémoire, en me rappelant les années où j'étudiais ces pianistes" dit Nakano. Mais ailleurs dans Ululo, c'est plutôt le compositeur d'avant-garde qui transparaît. Celui qui, même lorsqu'il rend hommage à la période romantique, en renverse complètement les concepts. Inspiré par l'intensité des émotions des compositeurs de cette époque, Ululo dépasse l'exaltation de la virtuosité, qui pourrait plonger les morceaux dans une auto-valorisation cathartique. A l'inverse, Nakano offre toujours aux auditeurs une vision plus nuancée, entre ce qui est purement personnel et subjectif et quelque chose de plus grand. Le morceau d'ouverture, Trêve, rend compte d'entrée de cette aspiration: à une mélodie instinctive s'ajoute une post-production élégante, fruit d'un intellect pondéré. "Il n'y a pas de honte dans la musique romantique, on ne peut pas complètement vivre sans drame. Je cherche juste à lui trouver un nouvel équilibre".


Dans cette quête d'équilibre, Ululo s'inscrit dans la continuité de l'oeuvre de Nakano. Le compositeur n'a pas peur des ambiguïtés, et sa musique se livre rarement à des contrastes provocateurs et à des dichotomies. Cette disposition peut s'expliquer par sa culture et son éducation au Japon, un pays qui cultive la tradition du juste milieu moral. "Il y a le bien et le mal, et aussi le milieu, qui est ni l'un ni l'autre", explique-t-il. La spécificité de Ululo par rapport à ses autres albums toutefois, c'est que Nakano approche cette position d'équilibre du point de vue du manque, de la sensation du désir : à l'agonie quelques fois, et avide à d'autres. C'est dans cette quête d'harmonie que le compositeur hurle éternellement à la lune, cette lune trop proche et trop lointaine à la fois.
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