NOF.#50

Ballaké Sissoko / Djourou

mamani keita
«Djourou, c'est la corde, celle qui me relie aux autres» dit simplement Ballaké Sissoko. On ne saurait exprimer de manière plus limpide le titre et l'esprit de ce nouveau disque, où la musique du Malien se déploie dans toutes ses dimensions: intime et universelle, singulière et plurielle, en solitaire ou en conversation avec des artistes qui en sont tombés amoureux. «Ballaké Sissoko c'est une part d'histoire de la musique malienne, c'est un silence puissant, c'est une musique sacrée » témoigne le rappeur Oxmo Puccino, convié sur le
nouvel album de celui qu'il considère comme un oncle, Ballaké Sissoko.

A sa manière il est vrai, le joueur de kora fait figure d'ancien, puisqu'il a dans ses cordes plus de quarante années de bons et loyaux services auprès de cette harpe-luth devenue emblématique de toute l'Afrique de l'ouest, la kora. Un amour qu'il a déclaré dès le plus jeune âge, puisque c'est de son propre élan qu'il se mit à jouer sur l'instrument de son père, Djelimady Sissoko. Ce dernier, directeur adjoint du fameux Ensemble Instrumental du Mali, n'a pourtant jamais poussé son premier né dans cette direction. Cependant, il avait certainement remarqué l'attention dont il était capable, puisque Ballaké pouvait longuement l'écouter, à bonne distance, de longues heures durant. Et il confia à son fils la clef de la chambre où reposait sa kora. On ne saurait faire meilleure invitation à un gamin si curieux. Bien vite, l'enfant se fit remarquer par son talent. Mais la vie décida brutalement de le propulser dans l'âge adulte, en le privant de son père.

Fils aîné devenu soudain soutien de famille, il prend la place de son père au sein de l'Ensemble instrumental du Mali. Là, il apprend de ses aînés (parmi lesquels Sidiki Diabaté, le père de Toumani), toujours en écoutant, longuement. Une qualité dont il ne s'est jamais départi, et que commande la sagesse de son éducation traditionnelle: comme il faut savoir écouter avant de parler, Ballaké écoute avant de jouer. Toucher avec les oreilles comme on toucherait des yeux, avant de toucher les cordes. On découvre alors en même temps sa maîtrise parfaite du répertoire classique et son don pour l'improvisation, fruit de ses silences attentifs. Mais le jeune homme cherche bientôt à confronter son art à d'autres univers musicaux, et se lance dans une carrière solo. Fasciné par le sitar indien ou la guitare flamenco dont il essaie de transposer les techniques, il veut faire explorer à sa kora de nouvelles contrées. Bientôt, il découvre le quanun, l'oud, mais aussi le violoncelle qui peut jouer à la fois comme le bolon (harpe-luth basse) et le sokou (violon unicorde) du Mali. C'est cette fascination qui l'amènera, bien plus tard, à approcher Vincent Segal pour entamer avec lui une conversation musicale au long cours d'où naîtront deux disques magnifiques sur le label No Format(Chamber Music et Musiques de Nuit).

Car si Ballaké, depuis qu'il joue en solo, aime les profondes méditations en tête-à-tête avec sa kora (comme sur l'album Déli,paru en 1997), il est toujours avide des rencontres où son art de l'écoute et de la kora font merveille. Avec Toumani Diabaté, pour donner une suite au formidable disque «Cordes ancienne» qu'enregistrèrent autrefois en duo leur pères respectifs, avec le pianiste Ludovico Einaudi pour un roadtrip jazz et poétique, Ballaké se plaît dans ces dialogues où les notes parlent pour deux...voire pour trois (comme lorsqu'il joue avec le trio 3MA, côtoyant la valiha de Rajery et l'oud de Driss el Maloumi).

Djourou est un magnifique condensé de cet art d'être soi-même et d'être avec les autres, puisqu'il réunit des pièces où le musicien, seul, dialogue avec sa kora, et d'autres où il se plaît à la faire converser avec des artistes venus d'autres horizons, toujours
avec la même justesse.

Tous sont, chacun à leur manière, reliés à la kora de Ballaké par un fil invisible, une corde-djourou. Pour Oxmo Puccino, dialoguer avec la kora de Ballaké dont «les notes très anciennes font résonner jusqu'aux ancêtres», c'est faire un retour à l'enfance, et au pays de ses aïeux. Lui qui aime frotter les mots pour faire des étincelles poétiques a écrit un texte qui met à l'honneur les mains, le bonheur de la rencontre et du toucher dans un monde qui voit triompher le «sans contact». Et quand il chante «Frotter les mains», c'est parce qu'il voit «avant tout un ballet de doigts sur des dizaines de cordes. C'est très beau à voir, c'est comme s'il tissait la musique». Camille aussi partage cette fascination, et tisse avec ses mots une rêverie poétique qui résonne comme une sublime lettre d'amour à la kora. Vincent Segal (violoncelle) et Patrick Messina (clarinette) se joignent à Ballaké pour emmener Berlioz et sa Symphonie fantastique dans un voyage épique sur les bords du fleuve Niger, jamais avare d'épopées. Quant à la voix de Piers Faccini, lui aussi vieux compagnon de route, elle donne à Kadidja -ballade chantée en bambara- des couleurs inédites et émouvantes, planant au-dessus des notes profondes de Ballaké. Chacun de ces duos est une rencontre, à part, avec son histoire et sa magie propre.

Quand Ballaké Sissoko invite Sona Jobarteh, talentueuse koraïste de Gambie, il renoue avec leurs aïeux communs, et continue de tisser le lien qui unit les générations, par-delà des frontières autrefois inconnues aux griots, quand rayonnait l'empire du Mali. La profondeur et la puissance de l'histoire résonnent aussi dans Guelen, ce duo inédit, aussi spontané qu'intime, qui réunit la kora prodigue de Ballaké et la voix sacrée de Salif Keita chez lui, au studio Moffou de Bamako. Avec les cordes de sa kora, capables d'accoster à tous les rivages musicaux, Ballaké Sissoko s'est même lancé dans une folle aventure pour clore ce grand voyage. Avec Arthur Teboul, chanteur de Feu! Chatterton, ils ont tenté de décrocher la lune... pour la rhabiller de poésie. Après tout, la corde (djourou) qui relie Ballaké aux autres est peut-être capable de tout cela: nous relier avec la terre et les astres, nous relier avec nous-mêmes, et nous relier avec les autres.